Lorsque le mariage d'Aristide Maillol s'inscrit en filigrane sur l'une des artères de Perpignan
Connaissez-vous l'actuelle ville de Perpignan ? Et si je vous disais que de manière purement fortuite, nous pouvons retrouver, inscrit en filigrane, le mariage d'Aristide MAILLOL, dans l'une des zones les plus fréquentée et les plus connues de la ville actuelle. La zone qui nous intéresse ici se trouve le long de la ceinture périphérique construite au début du XXème siécles. Laissez-vous guider, et allons voir ça de plus près.
Donc, avant de mettre au jour ce filigrane, ce lien si ténu qu'il se dérobe à nos regards, il conviendra de brosser un rapide tableau des lieux dans lesquels il se déroule, s'imprime... et se cache.
L'esquisse rapide de l'histoire urbaine de Perpignan
Sur proposition de Louvois son ministre de la guerre, Louis XIV fait construire à partir de 1668 une série de maquettes des places fortes du royaume de France. Cette collection de plans en relief a pour objectif d'accompagner les travaux de fortification menés par les ingénieurs de Louis XIV. Ainsi, la morphologie de la ville de Perpignan a été fixée dans le plan en relief daté de 1686. Sur ce plan, nous pouvons distinguer le Palau dels reys de Mallorca. Bâti au sud et entouré par un glacis (espace vide d'habitation et non boisé, servant la défense), il domine la ville qui s'étend à ses pieds. Autour de cet imposant espace, se développent les 5 grands quartiers médiévaux ainsi qu'un petit quartier de banlieue (hors du ban = hors des limites de la ville) :
- Ceinturant le palais, est bâti le quartier de la Réal dans lequel logent les familiers du roi, les juristes et les employés aux écritures formant l'admistration royale ainsi que leurs serviteurs ;
- A l'est se trouve le quartier Saint-Jacques où sont logés les jardiniers qui alimentent la ville en fruits et légumes, les Juifs et les congrégations religieuses ;
- Au centre, formée par la cathédrale (pouvoir religieux), la loge de mer (pouvoir des marchands) et la mairie (pouvoir des habitants de la ville), la colonne vertébrale ubaine de la ville structure le quartier Saint-Jean, qui organise, gère et fait vivre la ville ;
- A l'ouest le quartier Saint-Mathieu abrite les logements des ouvriers employés dans ...
- ... La Ville-Neuve, le seul quartier intra-muros bâti sur la rive droite de la Basse, en face des quartiers Saint-Jean et Saint-Mathieu. Elle accueille les industries polluantes et odoriférantes liées aux traitements et à la transformation des laines vierges, en provenance des élevages situés en Cerdagne et en Capcir ;
- Au nord, hors des remparts en face de la Ville-Neuve, à la confluence entre la Basse et la Têt, se développe une petite banlieue. Ce îlot urbain de forme triangulaire est appelé le faubourg Nôtre-Dame (parce que situé à la sortie de la porte Nôtre-Dame aujourd'hui plus connu sous son nom de Castillet). Il accueille le marché aux bestiaux et le 1er abattoir de la ville (l'actuel Pont-d'en Vestit).
Cette organisation urbaine reste pratiquement inchangée, jusqu'au démantèlement des fortifications qui entourent la ville. La seule modification apportée à la fin du XVIIIème S., se situe au pied des remparts. Suivant les nouvelles préconisations des philosophes des Lumières, cet espace libre est aménagé en large allée rectiligne plantée d'arbres de haute fûtaie. La promenade des Platanes devient ainsi le lieu de promenade et de socialisation des citadins, qui peuvent venir s'y promener le dimanche pour respirer "le bon air" de la campagne, hors des "miasmes" qui empuantissent les ruelles bruyantes, sombres et tortueuses de la ville, enfermée dans ses murailles médiévales refortifiées par Sébastien Vauban à partir des années 1660.
Afin de répondre aux nouveaux impératifs économiques, durant les années 1900-1930, les vieux remparts sont détruits, ouvrant ainsi largement la ville sur son territoire. A l'emplacement des épaisses murailles sont construites de larges avenues, constituant ainsi la 1ère ceinture périphérique de la ville. Démarrant au pied de la porte Nôtre-Dame (le Castillet), la Promenade des Platanes est incluse dans ce mouvement d'urbanisation et de modernisation. Suivant le tracé de la ceinture périphérique, elle se déploie désormais depuis le boulevard Georges Wilson au pied de la porte Notre-Dame (le Castillet), jusqu'en haut du boulevard Jean BOURRAT et sa jonction avec le boulevard Anatole France. Conservant sa fonction de poumon de la ville, la promenade se couvre d'oeuvres d'art (dont Montanyes regalades, son les dels Canigo sculptée par Raymond SUDRE ; sculpture inspirée par une vieille chanson locale louant la fraicheur et la beauté des pentes du Canigou), d'un kiosque à musique et d'une volière dont les paons qui se promènaient en liberté en sont devenus l'emblème pour la plus grande joie des enfants durant l'après-guerre. L'esprit étant à la rêverie champêtre, buccolique et philosophique, de petits canaux, des bassins et des fontaines ornées traversent et rafraichissent les bosquets et les allées.
Maintenant que nous avons brossé à grand trait l'histoire de l'urbanisation ainsi que l'identité spécifique de l'espace qui nous interesse, entrons dans le poumon de la ville. Suivons ses allées calmes et ombragées, afin de profiter du spectacle artistique qui s'offre à nos regards.
Le mariage d'Aristide MAILLOL inscrit en filigrane dans les Allées des Platanes
Toujours présente dans le parcellaire de la ville en 2023, l'ancienne Promenade des Platanes est aujourd'hui scindée en 5 parties distinctes qui se succèdent et s'articulent entre-elles :
- Prenant la suite de la Place de Verdun, la Place du Colonel Cayrol implantée au nord-ouest, marque l'extrémité basse de cet arc de cercle végétalisé ;
- Les allées Maillol-Espace Dina Vierny prennent la suite de la Place, et s'achèvent sur la Place du 8 mai 1945 ;
- La Place du 8 mai 1945-Esplanade du Souvenir Français se déploient devant le monument commémorant les morts de la Première Guerre Mondiale ;
- Le Square Bir-Hakeim s'ouvre sur l'arrière du monument aux morts de la Première Guerre Mondiale et s'achève sur l'allée transversale Célestin Manalt ;
- Un espace dédié aux activités associatives sportives de plein-air s'étend entre l'Allée Manalt et le Boulevard Anatole France. A son extrémité sud-est, sur le point haut de cet arc de cercle végétalisé, à la jonction des boulevards Jean Bourrat et Anatole France, domine le monument commémorant les morts de la guerre franco-prussienne de 1870-1871.
Bien sûr, nous reconnaissons immédiatement les noms et prénoms de l'artiste Aristide Maillol l'enfant de Banyuls et de Dina Vierny la dernière muse du peintre-sculpteur. D'ailleurs sur les Allées portant son nom sont exposées deux de ses oeuvres : La baigneuse à la draperie et L'été sans les bras.
Intéressons-nous maintenant aux deux monuments aux morts installés sur l'arc de cercle végétalisé, le premier à l'extrémité sud-est et le second au milieu. Peu connu, le monument commémorant les morts du département durant la guerre franco-prussienne a été conçu en 1894-1895 et inauguré en 1895. Sur une colonne en marbre, se dresse une victoire ailée casquée et armée d'un glaive. Ce monument aux morts est l'oeuvre du duo Jean-Ferreol Carbasse l'architecte et Jean-Baptiste Belloc le sculpteur.
Si ces noms éveillent un écho dans votre mémoire, rien que de plus normal ! En effet, ce duo ayant souvent reçu des commandes publiques, il a réalisé de nombreuses oeuvres dans le département, dont l'obélisque qui commémore la résistance des habitantes et habitants de Banyuls durant les guerres révolutionnaires (1793-1794) ; monument commémoratif inauguré le 12 juillet 1894 sur la Place Paul Reig.
De plus, deux des sculptures de Jean-Baptiste Belloc étaient installées dans le Square Bir-Hakeim : La statue des Temps Futurs (fondue en 1942 par les troupes allemandes) et une fontaine monumentale représentant Le Printemps et Baccus (toujours en place).
Retournons-nous maintenant vers le second momunement, celui sculpté par Gustave Violet, afin de commémorer le sacrifice des Perpignanais "morts pour la France" durant la Première Guerre Mondiale. Pour saisir la signification de cet ensemble figuré complexe, nous vous renvoyons vers l'analyse comparée que nous avons réalisée de ce monument aux morts avec celui de Banyuls-sur-Mer sculpté par Aristide Maillol.
Ainsi, sur l'ancienne Promenade des platanes sont installées dans un mouvement descendant, d'abord dans les années 1890 La Victoire ailée, La statue des Temps futurs ainsi que Le Printemps et Bacchus de Jean-Baptiste BELLOC, puis le monument aux morts de Gustave VIOLET dans les années 1920, et enfin La baigneuse à la draperie et L'été sans les bras d'Aristide MAILLOL, dans les années 1960. Ces oeuvres n'entretiennent donc aucun lien entre elles, ni au niveau de leur localisation, ni au niveau de leur date d'installation, ni au niveau de leur thématique ou de la recherche esthétique qui a présidé leur naissance.
Néanmoins, il existe bien un lien entre ces oeuvres : les artistes qui les ont sculptées. Pour mettre en évidence ce lien, tournons-nous vers l'acte de mariage d'Aristide MAILLOL et de Clotilde NARCIS. Le 07 juillet 1896, le jeune couple se marie dans la mairie du 5ème arrondissement à Paris.
Les témoins du mariage sont : "(...) Alexandre Pierre Patrouix Ingénieur, âgé de trente trois ans demeurant place Vintimille 9, de Jean Baptiste Belloc sculpteur âgé de trente trois ans, demeurant rue Denfert-Rocherau 22, de Etienne Jean Prosper Devèze avocat âgé de vingt six ans, demeurant boulevard Port-Royal 54, et de Gustave, Auguste Violet, architecte âgé de vingt trois ans, demeurant rue des Fourneaux 9 [actuel n° 9 rue Falguières] ; témoins qui ont signé avec les Epoux et nous après lecture. Signatures : Clotilde Narcis, Aristide Maillol, A Patrouix, JB Belloc, Devèze, [début de signature illisible] Violet, [Signature illisible]".
Ces trois artistes se sont donc connus. Comment et où se sont-ils rencontrés ? Probablement grâce à l'Ecole Nationale des Beaux-Arts, installée à Paris. Aristide Maillol et Jean-Baptiste Belloc sont y sont élèves de 1882 à 1886. Plus jeune, Gustave Violet leur succède de 1893 à 1897. Il est alors probable qu'Aristide né à Banyuls-sur-Mer, ait fait le lien entre Jean-Baptiste son collègue de promotion né à Pamiers dans l'Ariège, et le jeune Gustave né à Thuir dans son département d'origine.
Si chacun de ces 3 artistes a poursuivi une recherche esthétique différente (Maillol le peintre-sculpteur symboliste, Belloc le sculpteur néo-classiciste et Gustave Violet l'architecte-sculpteur régionaliste), emportés par la fougue de leur jeunesse et l'effervescence de la capitale, ces provinciaux se sont connus, fréquentés (suffisament pour qu'Aristide les choisissent comme témoins de son mariage) durant leur séjour parisien.
Leurs études achevées, Ces 3 hommes se retrouvent quelques années après et de manière fortuite, dans le département des Pyrénées-Orientales. D'abord Jean-Baptiste Belloc l'Ariégeois travaille en collaboration avec l'architecte Perpignanais Joseph-Ferréol Carbasse, entre 1892 et 1907. Puis, Aristide Maillol le Banyulenc passe tous les hivers dans son village natal à partir de 1901. Enfin, Gustave Violet le Thurinois s'installe à Prades en 1903. Figures emblématiques des artistes résidant dans le département au début du XXème S., il semble logique que nombre de leurs oeuvres aient été commandées et achetées par la municipalité de Perpignan, afin d'orner le principal parc de la ville.
Ainsi, au fil du temps qui passe, la proximité de ces 3 hommes s'est effacée de la mémoire des promeneurs qui déambulent le long de cet arc végétalisé situé en plein coeur de la ville. Mais, la plongée dans les divers dépôts d'archives, permet au visiteur un peu curieux de dénicher ce lien encore imprimé en filigrane dans les lieux.
Le spécialiste de la sémiologie médiévale Umberto Eco écrivait : "Découvrir un objet neuf en histoire, ce n'est pas trouver un objet historique inconnu, c'est poser un regard nouveau sur un objet historique déjà connu." Maintenant que vous avez connaissance de ce lien, (re)promenez-vous le long de cet arc végétalisé, afin de remonter le temps et (re)découvrir avec un oeil neuf, cette zone végétale, les oeuvres qui l'ornent et les messages que les artistes ont inscrit dans la pierre et le métal.
Bonne visite (prévoyez quand même de bonnes chaussures et de quoi vous hydrater)
Plan
Pour approfondir le sujet :
- Acte de mariage de MAILLOL Aristide et de NARCIS Clotilde : Archives de Paris (AdP), Série V4E 8392, 5ème arrondissement, Registre des actes de mariage, Page 5, Acte n° 544 de l'année 1896
- Montanyes régalades, Son les dels Canigo, Haut-relief en marbre blanc sculpté par Raymond SUDRE, Fiche descriptive établie par le Service inventaire du Musée d'Orsay (Musée national - Ministère de la Culture), Base de données "A nos grands hommes", Fond Debuisson, Fiche n° 3887.
- Le Printemps et Bacchus, fontaine monumentale, Groupe statuaire en marbre blanc sculpté par Jean-Baptiste BELLOC, Fiche descriptive établie par le Service inventaire du Musée d'Orsay (Musée national - Ministère de la Culture), Base de données "A nos grands hommes", Fond Debuisson, Fiche n° 4341
- La statue des Temps Futurs, Statue en bronze sculptée par Jean-Baptiste BELLOC, Fiche descriptive établie par le Service inventaire du Musée d'Orsay (Musée national - Ministère de la Culture), Base de données "A nos grands hommes", Fond Debuisson, Fiche n° 4922
- La baigneuse à la draperie, Statue en bronze sculptée par Aristide MAILLOL, Fiche descriptive établie par le Service inventaire du Musée d'Orsay (Musée national - Ministère de la Culture), Base de données "A nos grands hommes", Fond Debuisson, Fiche n° 9278
- L'été, Statue en bronze sculptée par Aristide MAILLOL, Fiche descriptive établie par le Service inventaire du Musée d'Orsay (Musée national - Ministère de la Culture), Base de données "A nos grands hommes", Fond Debuisson, Fiche n° 9296
- Monument commémorant les morts du département des Pyrénes-Orientales durant la Guerre de 1870-1871, Fiche descriptive établie par l'inventaire général Région Occitanie, Base de données "Palissy", Fiche n° IM66002013
- Corpus des oeuvres inventoriées de Jean-Ferrol CARBASSE, Inventaire général Région Occitanie, Base de données "Palissy"
- Corpus des oeuvres inventoriées de Jean-Baptiste BELLOC, Inventaire général Région Occitanie, Base de données "Palissy"
- Monument aux morts de Banyuls-sur-Mer, Bas-relief en calcaire bleu sculpté par Aristide MAILLOL, Fiche descriptive établie par l'Université de Lille, Base de données "Les monuments aux morts. France-Belgique-Autres pays"
- Monument aux morts de Perpignan, Bas-relief en marbre rose sculpté par Gustave VIOLET, Fiche descriptive établie par l'Université de Lille, Base de données "Les monuments aux morts. France-Belgique-Autres pays"
- Site du Musée des Plans en Relief (MPR), Musée national - Ministère de la Culture
- Le plan détaillé de Perpignan, Mairie de Perpignan - Service de l'Urbanisme
- L'historique du Square Bir-Hakeim, Mairie de Perpignan - Service du Patrimoine