HAUT Clément et PAYRO Louisette : Le soldat de la 1ère Armée et l'habilleuse militaire
"Mes parents sont nés à Banyuls, mon père le 23 novembre 1917 et ma mère le 24 novembre 1924.
Ne voulant pas partir au STO et craignant d'être arrêté, mon père décide de franchir la frontière, laissant chez ses beaux-parents PAYRO sa jeune épouse Louisette et moi, leur bébé âgé de 7 mois et prénommé comme lui Clément.Ainsi donc, à la mi-juin 1943, il part à pied par le col des Monjos et le col del Torn, et réussit à arriver à Figueras. Il prend le train pour Barcelona, la peur au ventre. Les carabiniers [gardes-frontière espagnols] méfiants dévisagent les voyageurs. Comme il comprend et parle l'espagnol et le catalan, il se mêle à la conversation. Les carabiniers le prennent pour un Espagnol. Il arrive à Barcelona sans un sou. La faim le tenaille. Il s'assied sur un banc des ramblas espérant que la police vienne le cueillir, ne serait-ce que pour manger. C'est là qu'il rencontre AROLES Elie [le cousin de AROLES Marc], un Banyulenc parti avant lui. Celui-ci l'accompagne au Consulat américain où on lui remet une carte de séjour et un peu d'argent, avec obligation de ne pas quitter la ville.
Pendant ce temps, à Banyuls, les Allemands viennent contrôler et fouiller la maison de mes grands-parents, où nous vivions ma mère, Odette la soeur de ma mère et moi. Tous les membres de la famille disent qu'ils ignorent où est passé Clément. Peu de temps après, un soir, alors que ma grand-mère sort pour donner à manger aux chats, elle entend un léger coup de sifflet provenant de sous l'escalier où est stocké le bois. Ma mère l'entend aussi et le reconnaît aussitôt. C'est mon père ... il est revenu nous voir ... Et il repart le lendemain pour Barcelona.
Le 18 juillet, n'y tenant plus, il revient, d'autant qu'il a entendu dire que les familles des évadés risquaient des représailles. Cette fois-ci, il insiste pour emmener ma mère qui n'a même pas 19 ans. Mes grands-parents ne sont pas d'accord. Ils finissent par céder, à condition que je reste avec eux. J'avais à peine 8 mois. Ils quittent donc le gros hameau du Puig-del-Mas et les voilà repartis. C'est le 20 juillet. Comme il connaît la filière c'est plus facile. Arrivés à Barcelona, le Consulat américain donne des papiers en règle à ma mère. Ils logent chez l'habitant. Ils garderont pour cette famille une amitié durable. Là, pendant 4 mois environ, ils ont la belle vie, de l'argent en poche grâce à la Croix-Rouge. Ils vont à la corrida mon père adore ça, et au cinéma. Apprenant qu'un convoi doit partir pour le Maroc, mon père revient en France, toujours en se cachant, pour me dire au revoir et demander un peu d'argent à mon grand-père.
Le 10 novembre 1943, ils sont transportés par train jusqu'à Malaga. Le voyage dure 4 jours. Le 16 novembre, ils sont embarqué sur le "LEPINE". A bord, ils ont la surprise de rencontrer des Banyulencs : MESTRES Jean et les frères CALCINE. Mon père a eu le mal de mer. Le 17, ils débarquent à Casablanca. Ma mère est affecté au magasin principal d'habillement militaire. Mon père va à Fez. Là, ils ne se voient que pour les permissions de mon père. Ils ont peu d'argent, uniquement la paye de ma mère. Ils font la connaissance de Catalans qui tiennent un restaurant à Casablanca : Les Planes. Ca les aide à manger à leur faim. Un dimanche après-midi, alors qu'ils se promenaient sur une avenue, ils sont interpellés par des soldats attablés à un café : "E l'Americà, on vas ?" [Hé l'Américain où vas-tu ?]. Ils reconnaissent LLAMBRICH François et LACLARE Georges, 2 Banyulencs. Il faut dire que tous les soldats étaient habillés par les Américains.
Mon père va ensuite à Tlemcen (Algérie), puis à Alger. L'armée de de LATTRE se constitue. Départ, puis débarquement en Provence. Mon père est affecté dans les chars. Son frère Adolphe est prisonnier depuis 1940 [pour découvrir l'engagement des Français mobilisés en 1939-1940 : La Drôle de guerre d'Henri MARY (1939-1940)]. Son autre frère qui a été réformé s'est engagé volontaire. Il est allé en Sicile et a fait toute la campagne. Mon père remonte la vallée du Rhône et s'arrête à Belfort où il est blessé à la main gauche, au ventre et il perd l'oeil droit. Il est conduit à l'hôpital. Il dit au chirurgien : "Je voudrais dormir." "Tu vas dormir, ne t'en fais pas mon garçon !" lui répondit-il en voyant son état. Mon père a peur de mourir. Il s'accroche à la vie, mangeant autant qu'il peut pour reprendre des forces. Même la viande hachée crue. Il adore ça et il se dit que cela accèlerera sa récupération.
Ma mère reçoit une lettre de la Croix-Rouge, lui apprenant que mon père a été blessé. Quelques jours plus tard, mon père écrit une lettre à ma mère. Il a un oeil recouvert par une bande qui lui enveloppe la tête. Il se sert de ses doigts pour sentir le bord de la feuille et pour changer de ligne. Il paraît que les lignes se croisaient.
Enfin la guerre est finie. Ma mère rentre du Maroc en convoi. Mon père revient en convalescence, la tête toujours bandée. En gare de Banyuls, la population l'attendait. Lui et Monsieur BARRIERE, enmployé de banque qui avait eu les jambes écrasées par un char, sont les 2 grands blessés du village. Mon père a été pensionné à 25%. La vie a continué. Il est allé travailler quelques années la vigne, puis vers 1950 il est entré à l'usine de Paulilles. Il n'a pas accepté le débit de tabac qu'on lui avait proposé [la pension militaire ouvre des droits dont celui d'être débitant de tabac]. Il a fallu attendre 20 ans pour que le contrôle de Montpellier le reconnaisse pensionné à 80%, l'éclat qu'il avait dans le ventre s'étant déplacé entre la hanche et le fémur. Il marchait en se tenant aux murs ou à l'épaule de ma mère. Mon père est mort subitement à 5 ans. Le coeur a cédé. On a dit que c'était dû au souffle de l'explosion du char."
Témoignage recueilli par le Comité d'Investigation Historique (CIH)
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