Odonymes banyulencs (quater) : Jean le seul franc-maçon a avoir conservé sa rue à Banyuls de 1941 à 1944 ?
Introduction
Il y a fort, fort, fort longtemps, lorsque nous avons démarré ce blog en mars 2016, nous avons commencé un cycle que nous avons nommé "Odonymes banyulencs". Rafraichissons-nous la mémoire : qu'est-ce qu'un ordonyme ? Le nom donné aux diverses voies et places d'un lieu. Si certains odonymes témoignent d'une activité humaine (avenue de la Gare) ou d'une configuration topographique (rue des 19 degrés, ou cami de canta cigala), d'autres parlent de l'attachement de la communauté à des personnages historiques autant locaux (rue Marius DOUZANS ou rue Vincent AZEMA) que nationaux (Avenue du Général de GAULLE ou rue NAPOLEON). Ainsi, avons-nous déjà évoqué : Odonymes banyulencs : Et pourquoi pas Sylvestre ?, Odonymes banuylencs (bis) : Mais qui était donc Emil ? et Odonymes banuylencs (ter) : Où a bien pu passer Philippe ?.
Nous avons été contacté par un de nos membres M. BORRAT. Il nous a envoyé des documents sur un des ces ancêtres : Jean BOURRAT, dont le nom a été donné à une des rues de Banyuls. Il nous a précisé : "Jean BOURRAT est le seul nom de franc-maçon qui n'ait pas été effacé de l'espace public, durant la purge menée par le Gouvernement de Vichy." Interpellés par cette affirmation, nous avons décidé, fidèles à notre méthode, de la passer au "laminoir" de la méthode scientifique spécifique à l'étude de l'Histoire.
Ainsi, nous dresserons d'abord une rapide biographie de Jean BOURRAT. Puis nous évoquerons rapidement la purge menée par le gouvernement installé à Vichy contre les francs-maçons et ses conséquences dans le village de Banyuls.
Rapide biographie de Jean BOURRAT
Le 13 décembre 1859, se présente à la mairie de Saint-André, Jean BOURRAT le maréchal-ferrand de la commune. Il vient déclarer la naissance la veille du fils qu'il a eu avec sa femme Marguerite MATHEU, et auquel il donne les prénoms de Jean, Michel, Justin.
Nous pourrions écrire la biographie de Jean, mais nous préférons reproduire la brochure écrite et publiée aprés sa mort le 04 août 1909, et préfacée par son ami le journaliste Romain ROMANI, l'ancien soutien d'Adolphe D'ESPIE devenu ensuite son adversaire politique.
La purge menée par le gouvernement installé à Vichy contre la franc-maçonnerie
L'antimaçonisme débute en France en 1844. Néanmoins, il culmine en France sous le régime de Vichy, notamment sous le gouvernement Darlan qui dissout les sociétés secrètes (dont la franc-maçonnerie) par une législation antimaçonnique marquée par les lois des 13 août 1940 et 11 août 1941. En zone occupée, après avoir saisi ses biens et occupé ses locaux, les Allemands s’occupent assez peu de la franc-maçonnerie et se contentent de la politique antimaçonnique du régime de Vichy. Le 11 août 1941, une deuxième loi antimaçonnique, plus radicale, est publiée. Elle décréte la publication au Journal officiel des noms des francs-maçons identifiés par le Service des Sociétés secrètes et leur applique le statut des Juifs sans toutefois leur interdire d’exercer un emploi du secteur privé. L'administrateur de la Bibliothèque Nationale, est nommé chef du Service des sociétés secrètes, et chargé de classer les archives saisies dans les loges, d'orchestrer la propagande anti-maçonnique et surtout de dresser des fiches afin de répertorier tous les anciens francs-maçons, de les surveiller et de les radier des professions libérales et de la fonction publique.
Le village de Banyuls est touché par la politique antimaçonne menée par le nouveau gouvernement français. En 1940, le Préfet des Pyrénées-Orientales applique la politique de Vichy, en dissolvant le conseil municipal élu en 1935 et en nommant de nouveaux représentants municipaux, bien sur tous proches de l'idéologie de la révolution nationale. Ce nouveau conseil municipal prend le 07 mars 1941 la décision de faire débaptiser onze rues de Banyuls, dont la rue Jean BOURRAT au motif qu'il était franc-maçon. Mais cette décision n'a jamais été appliquée, et les onzes rues ont gardé leur nom.
Alors que penser de l'affirmation de M. BORRAT ? Que si la demande de débaptiser la rue est véridique, en revanche son interprétation n'est pas tout à fait exacte. En effet, durant la 2nde Guerre mondiale, plusieurs rues portent les noms de franc-maçons disparus. Nous avons par exemple Léon GAMBETTA et Georges CLEMENCEAU qui étaient eux aussi franc-maçons, et leurs rues n'ont jamais été débaptisé entre 1941 et 1944.
Conclusion
Ce léger hiatus entre la mémoire de la famille BOURRAT/BORRAT et la réalité des sources écrites et des vestiges archéologiques, nous permet de bien différencier ces deux notions qui, bien que s'interpénétrant, ne recouvrent pas exactement les mêmes champs, car leurs fonctions respectives sont différentes. L'historien Pierre NORA acte cette différence. Selon lui, la mémoire est la somme des souvenirs d’un individu, d'une famille ou d’une collectivité alors que l’histoire est le récit distancié et objectif des faits passés. L’historien Gérard NOIRIEL pousse plus avant la réflexion. Pour lui, la mémoire est du côté de l’affect, ce sont des souvenirs denses, alors que l’histoire nécessite une analyse critique et un recul auquel les mémoires ne sont pas astreintes. Il explique ainsi que les mémoires sont souvent partielles et partiales, ce que ne doit pas et ne peut pas être l’Histoire. Ainsi, si les mémoires sont une matière première pour l'historien, elles n'en restent pas moins une source qu'il convient de traiter comme telle, c'est-à-dire en les confrontant aux autres sources, et en n'hésitant pas à les remettre dans leurs contextes passés et actuels, afin d'en tirer la "substantifique moëlle" qui doit s'éloignerv autant que faire ce peut, de la subjectivité.
La famille BOURRAT/BORRAT possède, entretient et fait vivre sa mémoire. Rien que de plus normal ! Quasiment toutes les familles le font et cela ne pose aucun problème. Mais, lorsque cette mémoire sort de l'intime, pour monter dans le train de l'Histoire, elle ne peut plus se cantonner aux connaissances personnelles et subjectives, soient-elles véridiques ou erronées. De matière privée et protéïforne, la mémoire devient un objet public d'étude, et à ce titre, elle doit être rationnalisée et catégorisée, afin de découvrir la portée réelle de ses enseignements. Est-ce rédibitoire si la mémoire de la famille BOURRAT/BORRAT comporte quelques imprécisions ou croyances non avérées ? Non bien entendu ! Doit-elle au titre de ces imprécisions et de ces croyances, être interdite d'intégrer le corpus des sources ? Absolument pas, car elle apporte bien souvent un éclairage que les autres sources n'apportent pas. Parce qu'elle raconte l'Histoire au niveau de l'individu voire de la famille, la mémoire reste un élément essentiel qu'il convient néanmoins de manier avec précaution, afin de n'en retenir que l'essentiel des faits vérifiables et vérifiés. Et, écrémer la mémoire de ses imprécisions ou de ses mésinterprétations n'induit absolument pas qu'elle soit mensongère ou truquée, mais bien qu'elle est le fruit du mode de fonctionnement de nos cerveaux et de nos manières de penser.
Donc, nous remercions chaleureusement M. BORRAT de nous avoir partagé la mémoire d'un de ses ascendants, nous permettant ainsi d'abord de découvrir la vie et le parcours de Jean BOURRAT, puis de légèrement dévoiler un pan de l'Histoire de France, et enfin d'enrichir l''Histoire la mémoire collective du village de Banyuls.
Sources
- Acte de naissance de BOURRAT Jean, Archives Départementales des Pyrénées-Orientales, Série 2E3283, Commune de Saint-André, Registre d'Etat-civil, 1851-1870, Acte n° 45 de l'année 1859, Page 141.
- Acte de décès de BOURRAT Jean, Archives Départementales des Pyrénées-Orientales, Série 2E5137, Commune de Perpignan, Registre des décès, 1909, Acte n° 459, Page 50.